«Les temps sous les Romains étaient également mauvais, mais Jésus est venu, et il n’a pas perdu ses années à parler et à remettre en question le mal de l’époque. Il a réglé la question de manière très simple, en faisant du christianisme: il n’a pas incriminé le monde, il l’a sauvé»[1]. Charles Péguy
Ce que ce brillant auteur français nous rappelle, c’est que le christianisme est une présence vivante dans le temps. Ce n’est pas seulement un dogme, mais le fondement d’une communauté qui existe et se développe dans l’histoire. Le Concile nous rappelle que la mission salvifique donnée à l’Église est une annonce pour le monde entier, c’est-à-dire pour toute la création.
La Constitution nous invite à avoir un regard positif sur le monde, et non un simple optimisme vide, parce que Dieu l’a tant aimé «qu’il a envoyé son Fils» (Jn 3,14). L’Écriture dit que Dieu ne déteste rien de ce qu’il a fait (Sagesse 11,23-12,2) et que, dès le commencement, «Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici, c’était très bon» (Gn 1,31). Le monde n’est pas une tâche dont Dieu se retire. Depuis vingt siècles, les chrétiens se présentent au monde comme porteurs d’une bonne nouvelle: Dieu qui entre dans le temps, qui s’insère dans notre histoire et prend notre chair. La foi chrétienne est une présence vivante. Le Christ qui vit parmi les hommes, fait chair, étant communion et communauté.
Il y a ici un point de différence entre les catholiques et les luthériens. Alors que pour Luther, le péché originel a corrompu la nature humaine et ce que Dieu fait, c’est de la sauver sans la coopération de la liberté humaine.
Non seulement Luther nie l’existence de la liberté comme cause de la corruption de la nature humaine par le péché originel, mais il renforce cette négation au motif que l’homme est une créature et que sa liberté est incompatible avec la toute-puissance divine[2].
Pour Luther, donc, le monde est corrompu et l’homme ferait bien de s’en détourner. La modernité et la mentalité des lumières ont entraîné la remise en question et la persécution de l’Église. Le libéralisme et, plus tard, le marxisme ont considéré le christianisme comme une tradition à éliminer, et ont suscité une réaction de l’Église pour « construire des bastions », pour reprendre l’expression du théologien Hans Urs von Balthasar. Le concile est venu nous le rappeler,
l’Évangile se réfère non seulement à la vie éternelle et aux événements finaux, mais aussi au présent. La bonté originelle que le monde conserve même s’il a été endommagé par le péché, et la rédemption opérée par le Christ, rendent possible le dépassement du péché non seulement dans l’espérance, mais déjà maintenant, même si ce n’est pas complètement, dans le présent de l’existence. (…) En bref, le monde n’est pas seulement un contexte, mais une tâche. Le chrétien est appelé non seulement à rendre témoignage à Dieu devant le monde, mais aussi à veiller à ce que la puissance de la rédemption brille également dans ce monde[3].
En rédigeant le document Gaudium et spes, le Concile cherche à donner un message d’ouverture non seulement aux catholiques, mais à tous les hommes, comme il le dit au numéro 2 :
Elle s’adresse désormais non seulement aux fils de l’Église catholique et à tous ceux qui invoquent le Christ, mais à tous les hommes, avec le désir d’annoncer à tous comment elle conçoit la présence et l’action de l’Église dans le monde d’aujourd’hui. L’Église a devant elle le monde, c’est-à-dire toute la famille humaine avec l’ensemble des réalités universelles dans lesquelles elle vit ; le monde, théâtre de l’histoire humaine, avec ses luttes, ses échecs et ses victoires; le monde, que les chrétiens croient fondé et préservé par l’amour du Créateur, asservi par le péché, mais libéré par le Christ, crucifié et ressuscité, qui brise le pouvoir du diable, afin que le monde soit transformé selon le dessein divin et parvienne à sa consommation.
Et cette question renvoie à la structure et à la vision du document :
Les quatre coordonnées qui déterminent la compréhension chrétienne du monde y sont rassemblées : création, péché, rédemption, consommation finale. La bonté originelle du monde, la réalité du péché, l’action de la grâce s’articulent ainsi dans la conscience chrétienne.
Si le monde était essentiellement absorbé dans le péché, il n’y aurait aucun intérêt à transformer les réalités temporelles, où il n’y aurait aucune possibilité de vivre une vie conforme à la foi chrétienne. La vision de Gaudium et spes dépasse une vision négative du monde, car s’il est vrai que dans l’histoire de l’humanité il y a une certaine tension, le péché ne surmonte pas l’action de la Grâce dans l’homme à n’importe quelle époque et donc pas dans les structures humaines temporelles qui sont appelées à servir la construction d’un monde plus humain et plus fraternel, c’est-à-dire un monde qui accueille le Royaume de Dieu que Jésus propose dans l’Évangile.
A partir du numéro 4 du document, on trouve la réalité que le Concile voit et à laquelle il cherche à envoyer un message d’espoir. Le document nous invite à regarder « les signes des temps » et à chercher à répondre à la manière dont nous pouvons regarder avec « joie et espérance » malgré « la tristesse et l’angoisse » des temps présents. Au numéro 10, il expose la raison de cette espérance,
À la lumière du Christ, image du Dieu invisible, premier-né de toute la création, le Concile s’adresse à tous pour éclairer le mystère de l’homme et coopérer à la recherche de solutions aux grands problèmes de notre temps.
C’est le chemin que prend le document au départ,
les principes doctrinaux de base, et du configurer à partir d’une considération anthropologique (la dignité de la personne humaine), pour passer ensuite au social (la communauté humaine) et au cosmologique (l’activité de l’homme dans le monde) et enfin, et avec ces présupposés bien établis, arriver à un quatrième chapitre de caractère ecclésiologique, analysant le rapport de l’Église avec cette personne, cette communauté et ce monde qu’elle a traités précédemment[4].
C’est ce qu’affirme le numéro 40 :
Tout ce que nous avons dit sur la dignité de la personne humaine, sur la communauté humaine, sur le sens profond de l’activité humaine, constitue le fondement de la relation entre l’Église et le monde et aussi la base de leur dialogue mutuel. C’est pourquoi, dans ce chapitre, ayant déjà pris en compte tout ce que ce Concile a dit sur le mystère de l’Église, nous allons maintenant considérer l’Église elle-même dans la mesure où elle existe dans ce monde et où elle vit et agit avec lui.
Le théologien Hans Urs Von Balthasar souligne précisément cette attitude de la théologie catholique : voir l’époque d’abord avec des yeux positifs et non avec une attitude initiale de condamnation. Bien sûr, elle a été claire en signalant l’erreur et l’hérésie, mais le point de départ est toujours de discerner la réalité « en sauvant la proposition du prochain », comme nous le rappelle saint Ignace dans les Exercices spirituels[5]. L’Église a reconnu la vérité chez ceux qui la disent plutôt que de dénoncer ou de juger le mal qu’ils peuvent provoquer. En ne condamnant pas le temps présent, elle ne suit pas une logique mondaine et l’auteur en parle dans l’annotation de « La démolition des bastions », en affirmant que « l’Église doit rester sans parapet ni fortifications devant le monde, mais c’est une partie de ce qu’elle doit faire »[6].
Pour abattre les murs artificiels qu’elle a construits autour d’elle pour se séparer du monde, pour être libre d’accomplir sa mission partout et sans discrimination. pour être libre d’accomplir sa mission partout et sans discrimination. Le but, en effet, de la venue du Christ est de racheter le monde, de lui montrer le chemin qui mène au père. L’église n’est qu’un moyen et un rayon, qui part de l’Homme Dieu et pénètre tous les milieux par la prédication, l’exemple et l’imitation[7].
Le christianisme se présente au monde nu et dévoilé, sans effort et sans rigueur, précisément parce qu’il proclame celui qui est la Vérité et que la vérité est amour. Identifier la foi comme un barrière contre le monde empêche le chrétien d’entrer en dialogue avec les cultures et d’y trouver la vérité, ne permet pas de comprendre l’homme dans son drame quotidien et le réduit à des traditions vides de contenu, où seul l’extérieur est important et non la vie en Jésus.
Croire que « tous les temps passés sont meilleurs », conduit à fermer les yeux sur le bien, la beauté et le verité qui sont dans les temps présents, malgré le mal qui n’a jamais cessé d’exister. Ou de la même manière, un futur irréel que l’on imagine et que l’on ne voit pas aujourd’hui. Nous avons vu que nier l’origine de l’homme conduit à une attitude négative envers le présent. Un christianisme réduit à certaines valeurs, à une idéologie ou à une morale finit non seulement par être peu attrayant pour le monde d’aujourd’hui, mais devient un danger fondamentaliste, où tout est considéré comme mauvais et tout est condamné.
La foi a une force vitale, une attraction qui est toujours d’actualité parce qu’elle est une Présence vivante, dynamique, belle. Comme l’a dit le pape Benoît XVI dans un discours au Pontificium Consilium Pro Laicis, « la contribution des chrétiens n’est décisive que si l’intelligence de la foi devient l’intelligence de la réalité, la clé du jugement et de la transformation »[8].
L’Église est appelée à ouvrir ses bras à tous les hommes, nous a rappelé le pape François dans Fratelli tutti, qui, face aux ombres « d’un monde fermé », comme le dit le chapitre I, nous invite dans le chapitre IV à avoir un « cœur ouvert au monde », étant donné que «l’Église est appelée à ouvrir ses bras à tous les hommes».
L’affirmation que tous les êtres humains sont frères et sœurs, si elle n’est pas seulement une abstraction, mais prend chair et devient concrète, nous place devant une série de défis qui nous déstabilisent, nous obligeant à adopter de nouvelles perspectives et à développer de nouvelles réactions. (FT 128)
Je ne veux pas dire que tout ce qui est nouveau est bon, le mal est toujours présent, mais nous, chrétiens, devons toujours avoir le bon jugement né du discernement. La bonté de ce que fait l’homme est une invitation à revenir toujours à la vérité. Le Pape François lui-même nous rappelle que la realité est toujours plus grand que l’idée et donc que le Mystère qui s’incarne est toujours plus grand que notre compréhension intellectuelle ou notre calcul. Pour ne pas tomber dans les positions restaurationnistes ou autres critères mondains, nous pouvons faire confiance à l’homme et à sa créativité car le bien sera toujours plus grand en lui. Nous sommes certains que c’est par amour pour l’homme que la révélation lui a été donnée en Jésus. Car le Christ n’est pas un souvenir du passé mais un fait que nous rencontrons jour après jour.
Lu au séminaire français de Rome, au séminaire de la méthode théologique.
[1] Cfr. J.L. RESTAN MARTÍNEZ, Diario de un pontificado, Ed. Encuentro, Madrid 2008. 111
[2] R. MONCUNILL BERNET, La concepción luterana sobre la libertad y la doctrina de la Contrarreforma. Su reflejo en nuestros literatos del Siglo de Oro. en Revista de literatura y cultura del Siglo de Oro, vol. 7, núm. 2, 2019 485-495. (traduction personelle)
[3] R. MONCUNILL BERNET, La concepción luterana sobre la libertad y la doctrina de la Contrarreforma. Su reflejo en nuestros literatos del Siglo de Oro. en Revista de literatura y cultura del Siglo de Oro, vol. 7, núm. 2, 2019 pp. 485-495. (prope traduction)
[4] BALAGUER, V. La Constitución Dogmática Dei Verbum y los estudios bíblicos en el siglo XX. Anuario de Historia de la Iglesia 2001. 239-251(traduction prope)
[5] “Para que así el que da los ejercicios espirituales, como el que los recibe, más se ayuden y se aprovechen: se ha de presuponer que todo buen cristiano ha de ser más pronto a salvar la proposición del próximo, que a condenarla; y si no la puede salvar, inquiera cómo la entiende, y, si mal la entiende, corríjale con amor; y si no basta, busque todos los medios convenientes para que, bien entendiéndola, se salve” EE 22.
[6] H.U.V. BALTHASAR, Sólo el amor es digno de fe, Ediciones Sígueme, Salamanca 2011, P. 22
[7] H.U.v. BALTHASAR, abbattere i bastioni, Borla editore Torino, Torino 1966, Pag. 8
[8] Benoît XVI, Discours aux participants à la XXIVe assemblée plénière du Conseil Pontifical pour les Laïcs (21 mai 2010), https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2010/may/documents/hf_ben-xvi_spe_20100521_pc-laici.html [accès: 05/11/2021].